"Alger après" un documentairede Feriel Benzouaoui
Dès les premiers plans du film, la réalisatrice Feriel Benzouaoui informe le téléspectateur du contexte complexe du tournage. Nous sommes dans les rues d’Alger en 2013, à bord d’un taxi dans les embouteillages, quelque temps avant la Coupe du monde de la FIFA.
L’une des premières phrases, alors prononcée par un policier, informe la réalisatrice qu’elle a le droit, grâce à une autorisation du ministère de la culture, de filmer son documentaire uniquement si elle évite les institutions publiques et les policiers. S’agit-il de censure? Non… simplement des restes des années noires.
Les années noires correspondent aux années 90 où Alger vivait dans la terreur des islamistes qui avaient pris en otage plusieurs quartiers et n’hésitaient pas à instaurer leurs politiques et vision de l’islam. Ces années ont marqué à vie tous les Algérois qui se sentent finalement comme l’on peut se sentir…dans des embouteillages.
Alger, après raconte l’histoire de l’Algérie à l’aide de sensations, de sentiments et d’histoires racontées à la réalisatrice qui tient une caméra, mais ne filmera, finalement, que très peu de visages.
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Fériel Benzouaoui - Réalisatrice |
Retour sur Alger, après par Feriel Benzouaoui
Alger, après est mon premier film. Avant de le réaliser, j’étais Avocate (puis juriste en entreprise), je n’avais aucune expérience cinématographique à mon actif, aucun film de fin d’études ni court-métrage préparatoire à montrer pour convaincre ma production de me laisser faire. Je n’ai jamais eu non plus une pratique amateur de la vidéo pour filmer les moments que l’on veut immortaliser pour rejouer indéfiniment la trace des heures déjà vécues. Et je ne suis pas particulièrement photographe. Aussi, mon expérience de fabrication d’une image étant pour l’instant limitée à ce film, je ne vois bien que mon expérience de Spectateur de Cinéma pour en parler maintenant qu’il est fait, comme ce fut d’ailleurs le cas avant de le faire, et en le faisant.
Avant l’arrivée d’Internet et la mise à disposition quasi-instantanée et dématérialisée des images, je pouvais faire le tour d’une ville pour voir un film projeté à un horaire unique dans une salle obscure lointaine. Aujourd’hui, j’éprouve toujours plus de plaisir à voir un film en salle que sur n’importe quel autre écran de substitution : le visionnage d’un film sur un ordinateur ou une télévision escamote le plaisir ritualisé que je ressens en salle. L’effort physique fait pour me déplacer, l’organisation à prévoir pour être disponible durant le créneau horaire de programmation prévu, enfin le dispositif de projection de l’image sur un écran en salle obscure, sont autant d’éléments qui redoublent et attestent pour moi de cette qualité unique de Spectateur de Cinéma qui est la mienne le temps de la durée du film projeté. En salle, j’aime à penser que c’est moi, Spectateur – ou plutôt spectatrice si je dois respecter les règles de la syntaxe pour cette phrase – qui suis spécifiquement requise et convoquée à participer à un dialogue avec l’image.
Je peux dire que je suis une fétichiste de la salle. Ce fétichisme n’est bien sûr pas une position de principe. Il est véritablement un plaisir tiré du dispositif de projection. C’est d’ailleurs un plaisir que je rapprocherais assez de celui éprouvé du fait d’un autre dispositif pratiqué durant mes années de plaidoiries comme Avocate, celui d’une salle de tribunal avec ses règles de procédure propres à assurer le débat contradictoire.
Je dois préciser ici les raisons qui m’ont poussée à réaliser ce film et qui tiennent essentiellement en la coïncidence entre un dispositif de filmage et une situation concrète.
Née à Alger, j’ai quitté cette ville pour la France en 1993. Y retournant régulièrement depuis, j’ai pu constater l’explosion démographique de la ville et surtout, l’inflation spectaculaire du nombre de conducteurs circulant dans les rues, créant en permanence un embouteillage géant. Cette inflation sur les routes n’est pas seulement le résultat d’une forte démographie ; elle est surtout liée à l’afflux de populations des villes et villages situés aux alentours d’Alger. Durant la décennie noire (années de terrorisme islamiste qui ont fait près de 200 000 morts en Algérie), ces populations sont venues se réfugier dans le centre et les banlieues d’Alger, capitale du pays quadrillée par les forces de police, territoire mieux protégé contre les attentats et assassinats.
Ce quadrillage permanent de la ville par des barrages policiers hérités de la période terroriste, allié à une augmentation spectaculaire de la population algéroise ont complètement modifié mon propre rapport à cette ville. Là où il me fallait 10 minutes dans les années 80 pour aller d’un quartier à un autre, il me faut désormais 1 heure, voire plus aujourd’hui. Mon corps d’algéroise exilée ne circule plus de la même façon à Alger, il est comme entravé, empêché d’avancer. C’est de cet empêchement imposé à mon corps qu’est née la toute première intuition de la possibilité d’un film.
Cette intuition a croisé la route de Réda, un chauffeur de taxi que je connais bien pour avoir été très souvent sa cliente. Quand je lui ai exposé, fin 2010, mon effarement devant cette situation de blocage routier, m’interrogeant sur ce que cet empêchement physique de circuler pouvait concrètement induire dans le quotidien des algérois, il a tout de suite détourné ma question : pour lui, les routes étaient bloquées du fait de manifestations et d’émeutes de quartier, plus que par l’inflation des conducteurs. Alger semblait secouée par une agitation sociale, ce qui me paraissait incroyable compte tenu de l’état de terreur dans lequel les algériens ont vécu dans les années 90. Incroyable surtout puisque les manifestations et regroupements de plusieurs personnes sont officiellement interdits depuis ces années-là, et qu’en conséquence, toute manifestation expose ses participants à un rapport de force avec la police, et donc potentiellement à une répression physique.
En passant 15 jours dans le taxi de Réda en juin 2011, je me suis rendue compte par moi-même de l’existence de ces contestations sociales, ponctuelles et éparses, totalement invisibles pour ceux qui ne circulaient pas dans la ville, et non relayées dans les médias étrangers qui étaient concentrés sur d’autres pays du Maghreb, en plein printemps arabe.
Ce qui a été immédiatement clair pour moi, c’est qu’il y avait là matière à faire un film. Un film qui poserait la question du rapport entre, d’une part, l’existence possible d’une démocratie en Algérie où les désaccords et revendications sociales pourraient s’exprimer dans l’espace public sans danger de répression et, d’autre part, la nécessité de protéger cette même population du risque terroriste en imposant un contrôle permanent du territoire et des identités. Autrement dit, comment la démocratie peut-elle s’installer et durer sous la double conjonction de la terreur islamiste et du contrôle policier rendu nécessaire par cette terreur ?
Rapidement, la voiture de Réda est devenu dispositif de filmage. Et rapidement aussi, je me suis confrontée à la réticence des passagers du taxi à être filmés. Réticence que je connaissais avant même l’idée du film : durant les années de terrorisme, très peu de films ont pu être fabriqués par d’autres médias que la télévision nationale et les algériens ont en quelque sorte perdu l’habitude de se voir à l’écran, hors des représentations officielles et dûment autorisées. Ils ont développé une certaine méfiance, par peur de représailles terroristes essentiellement. Et ils sont également très soucieux de leur réputation, notamment les femmes, dans une société qui est devenue très conservatrice.
Toutes ces difficultés à filmer représentaient pour moi une occasion unique ; il ne s’agissait pas de les éviter mais de les intégrer dans le film. Il ne me restait qu’à organiser les rapports entre l’image des passagers, parfois impossible à obtenir du fait de leur refus, et leur parole recueillie avec leur accord. En somme faire un film qui donnerait à voir ce qui est visible et ce qui est invisible à Alger aujourd’hui.
Co-produit par les sociétés Bobilux et Capricci, Alger, après a ainsi été tourné en octobre 2013 à Alger, grâce à la société Thala Films qui en a assuré la production exécutive sur place. L’équipe de tournage était réduite et essentiellement algérienne, à l’exception du chef opérateur qui était allemand. Le film dure 47 minutes. C’est un format de diffusion quasi-inexploitable en salles et assez difficile à programmer en festival, si l’on écarte la question de l’intérêt que peut susciter pour les programmateurs le film en lui-même, chose que je ne peux pas évaluer étant la réalisatrice du film.
J’estime, grosso modo, que le nombre de spectateurs ayant vu ce film doit se situer entre 100 et 200. 100 ou 200 spectateurs et non pas 1 seul. Potentiellement, donc, pour les besoins de la réflexion qu’engage ce texte, des milliers de spectateurs et non pas 1 seul.
A chacune de ces projections, je me suis découverte terriblement anxieuse, le ventre noué devant la réalité soudaine que constituaient la présence de corps de spectateurs dans la salle.
Pourtant, durant toute la fabrication du film, je n’ai cessé de penser au Spectateur assis dans un fauteuil, dans une salle obscure face à un écran immense et auquel je m’identifiais totalement, me demandant sans cesse quelle serait sa réception de telle image ou de tel raccord que j’étais en train de construire comme réalisatrice. A l’écriture, au tournage, comme à la post-production, j’étais en permanence en dialogue avec le Spectateur.
Comment expliquer alors cette angoisse lors de la projection ? De quoi avais-je peur ? Que les spectateurs n’aiment pas le film ? Au fur et à mesure de ces projections, mon angoisse s’est précisée. Je n’avais pas peur que le film ne soit pas aimé. J’avais peur qu’il ne fonctionne pas. Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire, que le film ne fonctionne pas ?
Si j’ai mentionné le fait que j’ai été Avocate, ce n’est pas simplement pour éclairer mon parcours d’un détail biographique insignifiant. C’est plutôt pour insister sur une pratique intensive et jouissive du débat contradictoire qui découle d’une prédisposition particulière chez moi à rechercher un certain type de discussion entre plusieurs personnes. Une discussion où les positions de chacun sont exposées, échangées librement entre les participants, et où tous acceptent par principe de n’être pas d’accord au moment où s’engage la discussion, et surtout de n’être peut-être jamais d’accord après cette discussion.
Faisant le film, il était donc primordial pour moi de recueillir la parole des Algérois de façon aléatoire, au gré des trajets du taxi de Réda. Nous avons ainsi pu intégrer dans le film la parole de personnes non préalablement choisies, rencontrées au hasard sur la route et qui découvraient le dispositif de filmage en entrant dans la voiture. D’autres passagers sont arrivées dans notre taxi par l’intermédiaire de personnes de mon entourage qui savaient que le film était en train de se faire. D’autres enfin, surpris par le dispositif de tournage ont préféré prendre rendez-vous avec nous pour un autre trajet. Pour tous, la règle était la même : pendant le tournage, je ne devais ni connaître leur identité, ni décider à leur place de leur trajet dans la ville. Nous les avons suivis dans leurs déplacements dans la ville, dans leur quotidien, sans rien préparer des discussions qui s’installeraient entre nous.
Cette exigence d’anonymat me permettait d’assurer ainsi une égalité entre les passagers, peu importe leurs sexe, profession, catégorie sociale. Ils ont été libres de nous laisser voir leur corps, leur visage, leur voix, ou de le refuser. Ne sont dans le film que les passagers qui ont manifesté leur accord pour y participer. Un passager, qui a refusé que sa parole soit enregistrée et que son visage ne soit filmé, m’a interpellée en ces termes sur ce choix : « Qui tu interroges sur la situation à Alger, moi, n’importe qui ? Mais il faut demander à des experts. Tout le monde n’est pas capable de parler de la complexité des choses ici ! ».
Et bien pour ce film, mon goût pour le débat contradictoire m’a poussée à penser le contraire. J’ai pensé que toutes les paroles pouvaient s’exprimer dans l’intimité du taxi et se retrouver dans le film, qu’elles étaient toutes valables pour raconter la ville après la décennie noire. Finalement, le film est construit autour de séquences-conversations avec des passagers anonymes, parfois visibles, parfois non. Il organise sa dramaturgie à partir de ces paroles et de tout ce qui empêche la parole de s’installer dans le taxi de Réda, qu’il s’agisse des interruptions à chaque barrage policier ou de l’auto-censure des passagers eux-mêmes. Il crée des tensions entre les paroles et les images, remettant en cause la croyance que l’on peut accorder à la représentation proposée. Toutes ces paroles, toutes ces images (de la ville, des passagers) discutent entre-elles dans le film et, je l’espère, avec le Spectateur.
Mon angoisse que le film ne fonctionne pas vient donc de là. C’est l’angoisse que le film ne discute pas avec le Spectateur, qu’il n’engage pas ce débat démocratique que j’ai essayé d’organiser entres les paroles des passagers qui se succèdent dans le film et le Spectateur. Peu m’importe que le film soit aimé. Ce qui compte, c’est qu’il installe le Spectateur dans sa position privilégiée de démocrate en dialogue avec les images qui lui sont projetées.
Je me dois donc de corriger. Il ne s’agit ni d’une peur ni d’une angoisse mais plutôt d’un vertige. Vertige provoqué par la réalisation de la puissance de la position de réalisateur. La puissance du réalisateur d’un film ne tient pas à sa position de chef d’orchestre du film, elle ne tient pas au fait qu’il est celui qui décide. Elle ne tient pas non plus à son aptitude à maîtriser toute la fabrication du film, et par là-même à contrôler les émotions ou les pensées du Spectateur.
Pour moi, la puissance du réalisateur c’est, 24 fois par seconde, accepter que le film échappe dans le dialogue organisé entre le Spectateur et l’image, ce dialogue fut-il intérieur, secret, propre à chaque spectateur, et irrévocablement inaccessible au réalisateur. Etre réalisateur, c’est être non pas une fois, mais une infinité de fois Spectateur.
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